
J’y étais déjà allée plusieurs fois. Une fois pour de divines culottes de règles, hyper confortables et ornées de paillettes dorées. Une deuxième fois pour la diablement efficace et délicieuse tisane Lune Rouge[1] – un remède miracle et 100% naturel contre les douleurs menstruelles. Et une troisième fois pour faire un repérage de vibro-masseurs. Je suis une grande fan du projet, de l’énergie et de l’initiative de Jeanne et Cyrielle, qui ont ouvert le premier magasin fribourgeois dédié à la santé sexuelle et aux personnes menstruées en octobre 2021. Quelle ne fût pas ma joie lorsqu’elles ont gentiment accepté de répondre à mes questions ! Voici donc le fruit de notre rencontre, le samedi 20 novembre dans les murs de la magnifique boutique BLOOM, sise rue de Lausanne 65.
Manon : Pour commencer, j’aimerais beaucoup en savoir plus sur vos parcours respectifs.
Jeanne : Je vais être assez classique ! Je m’appelle Jeanne Morand. J’ai un master en sciences sociales. D’un point de vue militant, je fais partie du groupe féministe sud fribourgeois. Je suis également particulièrement soucieuse de l’écologie et milite aussi dans ce domaine.
Cyrielle : Du coup, pas de surprise ! Je suis Cyrielle Goetschi. Je suis diplômée de psychologie. Cela fait longtemps que j’avais envie de travailler dans la sexualité. Au départ, c’était plutôt la sexologie, et cela a ensuite évolué vers la santé sexuelle. Je galérais un peu à trouver quelque chose qui me correspondait, et quand Jeanne m’a parlé de ce projet, ça m’a permis de pouvoir travailler dans ce que je veux. Je fais aussi partie du collectif féministe sud fribourgeois, depuis le début de l’année.
Manon : Comment vous êtes-vous rencontrées ? Comment tout a commencé ?
Cyrielle : On était à l’école primaire ensemble, il y a de très nombreuses années !
Jeanne : Après ça, on s’est un peu perdues de vue. C’est par ma maman que j’ai appris que Cyrielle s’intéressait à la santé sexuelle. J’ai donc décidé de la contacter pour lui faire part de l’idée du projet. Et très vite, on a décidé de la développer ensemble.
Manon : Justement, comment s’est passé la phase de développement du concept ? Par exemple, la définition de l’emplacement ?
Cyrielle : Tout s’est mis en place étape par étape. Nous sommes d’abord allées boire un verre, pour que Jeanne m’explique un peu ce qu’elle avait en tête. Cela m’a énormément parlé ! On a ensuite fait un sondage pour voir dans quelle mesure le projet pouvait parler aux gens. Et puis on a cherché un nom et un logo. Ensuite, nous avons lancé le crowdfunding, qui a assez bien marché. Et à partir de là, on a commencé à activement chercher un local. On a galéré à trouver un truc qui ne soit pas trop cher, pas trop grand, pas trop mal placé. Dans certains cas, quelqu’un d’autre nous est passé devant, le temps que l’on prépare et que l’on envoie tous les documents.
Jeanne : Une fois qu’on a eu le local, on a fait quelques travaux. Comme par exemple le plafond, la peinture et la pose de panneaux contre les murs.
Manon : C’est vraiment décoré avec beaucoup de goût !
Jeanne : On a eu de l’aide.
Cyrielle : La maman de Jeanne est fleuriste, c’est pour cela que les plantes et fleurs sont très présentes.

Manon : Est-ce qu’il y a eu des soucis par rapport au contenu de la boutique, quand vous avez déposé votre dossier pour le local ?
Jeanne : Non, pas du tout. Le propriétaire a été super cool. Je crois qu’il a vraiment compris ce qu’on faisait une fois qu’on a ouvert (rires). On n’a pas du tout eu de problème de ce côté-là. En revanche, on en a eu d’autres. Par exemple, on a eu énormément de peine à trouver une assurance qui voulait bien nous assurer. Au registre du commerce, notre appellation c’est « BLOOM, santé sexuelle » et du coup, l’aspect sexuel faisait un peu peur.
Manon : Cela reste donc quelque chose de tabou selon vous ?
Jeanne & Cyrielle : Oui, complétement.
Jeanne : Un autre problème, qu’on a encore actuellement, concerne la machine à cartes (sumup). Une semaine après l’ouverture, le fournisseur nous a écrit pour nous informer qu’il ne souhaitait finalement pas travailler avec nous, sans donner plus d’explications. Une heure après ce courriel, l’appareil (à cartes) ne fonctionnait plus. Ils nous ont envoyé une liste des entreprises avec lesquelles ils ne voulaient pas travailler. Cette liste contient notamment de la vente d’armes, de drogue, le travail du sexe ou encore des services d’escorting. Rien à voir avec notre activité. Puis, ils nous ont renvoyé un extrait de leur règlement, qui disait qu’ils pouvaient rompre un contrat avec ou sans raison. Il n’y avait aucun moyen de discuter. On a demandé qu’on nous rappelle, pour ne pas nous perdre dans les méandres de leur répondeur, mais nous avons été ignorées. On s’en sort actuellement très bien avec les paiements TWINT et en liquide.
Manon : Est-ce qu’il y a eu d’autres obstacles sur la route de BLOOM ?
Jeanne : Non, cela a été les deux principaux je dirais. En revanche, comme cela s’est un petit peu enchainé, on s’est dit que ça allait être la misère. On s’est vraiment demandé jusqu’où les déconvenues allaient aller.
Cyrielle : Parfois, nos affiches disparaissent devant l’entrée ou d’autres choses de ce genre.
Jeanne : Cela semble devenir un peu systématique en ce moment.
Manon : Vous avez des retours de magasins voisins ?
Cyrielle : On a été très bien accueillies. Les gens sont parfois un peu curieux.
Jeanne : La personne qui gère le magasin d’en face nous a dit que certaines personnes âgées étaient parfois un peu surprises et posaient quelques questions.
| Des cadeaux solidaires et responsables pour Noël ! |
| En plus de super bons cadeaux, Jeanne et Cyrielle proposent des protections suspendues. Vous connaissez sans doute déjà le principe des cafés suspendus. Ce principe est aussi disponible à la boutique BLOOM, pour des protections menstruelles ! Vous avez plusieurs possibilités : soit faire un don du montant de votre choix – qui servira à une personne avec de petits moyens -, soit acheter une protection (serviettes en tissu, culottes de règles ou encore coupes menstruelles) qui sera alors suspendue jusqu’à ce qu’une personne qui en besoin la demande. Si c’est pas génial comme idée ! |
Manon : Au niveau des collaborations, avec qui travaillez-vous ?

Cyrielle : Tout est encore en cours d’élaboration, comme on est au tout début.
Jeanne : Pour les protections suspendues, nous sommes en train d’en parler avec différentes associations qui pourraient aussi les distribuer de leur côté. Il y a aussi la volonté de développer des formations, des tables rondes, des groupes de parole et des ateliers autour des thèmes de la santé sexuelle.
Manon : Donc vous travaillez à peu près à 600% ?
Jeanne : Ça va encore ! (rires)
Cyrielle : On est deux, ça aide beaucoup. Nous ne sommes pas tout le temps présentes ensemble à la boutique, ce qui nous permet d’avoir du temps à côté.
Manon : Et vous avez une autre activité professionnelle ?
Cyrielle : Oui. Moi je travaille comme éducatrice auxiliaire à la fara (Fondation des ateliers et résidences pour adultes), dans un appartement protégé.
Jeanne : Et moi, je fais un stage dans une maison d’édition et de l’aide administrative pour une personne indépendante.

Manon : J’imagine que financièrement, la boutique n’est pas encore rentable ?
Jeanne : Non. Cependant, on a déjà pas mal de commandes pour les fêtes. On verra où on en sera à la fin du mois. Je pense qu’on arrivera relativement vite à se verser un salaire, même symbolique. Dans les premiers temps, ça sera plutôt un défraiement. On s’était préparées. L’idée du magasin est aussi venue parce qu’on galérait. Et qu’au bout d’un moment, envoyer des lettres de motivation, on avait fait le tour.
Manon : Maintenant, une question un peu plus personnelle. Est-ce qu’il y a eu un moment dans votre vie à partir duquel vous vous êtes dit « Je suis féministe », ou est-ce que c’est quelque chose que vous ressentez depuis toujours ?
Cyrielle : Depuis toujours, non. Quand j’étais ado, je me disais qu’il n’y avait plus besoin du féminisme. Puis, une profe a dit un jour : « Si vous pensez que les femmes et les hommes doivent avoir les mêmes droits, alors vous êtes féministe. ». Et là, je me suis dit que cela me parlait. Ça a été assez tardif, mais il n’y a pas eu forcément un élément déclencheur. C’étaient plus des petites graines plantées au fil du temps.
Jeanne : Je crois que j’ai toujours été relativement sensible à ça, sans forcément mettre une étiquette de féministe. La prise de conscience et la compréhension des mécanismes sont venues au travers des cours que j’ai pris à l’université. C’est devenu beaucoup plus ancré. Les études en sciences sociales m’ont ouverte sur plein d’autres choses. Cela m’a appris à voir certaines réalités, à côté desquelles on peut facilement passer sans les remarquer.
Manon : Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour la suite ?

Jeanne : Pouvoir se verser un salaire ! (rires)
Cyrielle : Que ça continue à bien marcher. Qu’on puisse se développer, aller au bout des projets qui nous tiennent à cœur.
Jeanne : C’est vraiment hyper gratifiant d’avoir des retours positifs et de savoir qu’on fait quelque chose d’utile.
Cyrielle : Pouvoir contribuer à faire évoluer un peu les mentalités, aider des gens qui en ont besoin.
L’initiative, la ténacité et les convictions de Jeanne et Cyrielle me touchent et m’inspirent énormément de respect et d’admiration. La santé sexuelle, et plus précisément celle des personnes menstruées, est encore largement taboue et méconnue des principaux·ales concernés·es. Pour que cela évolue enfin et durablement, des lieux comme la boutique BLOOM sont absolument vitaux. J’en veux entre autres pour preuve extrêmement violente les agressions à répétition survenues après mon interview à la boutique. Des appels au viol et au meurtre de toutes les femmes ont été écrits à deux reprises. D’abord, en lieu et place d’une affiche promouvant la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes* (le 25 novembre), puis sur le panneau situé devant la boutique. Jeanne et Cyrielle ont à très juste titre décidé de déposer plainte. Pour en savoir plus à ce sujet, je vous recommande l’article de Frapp (lien vers l’article). Et ce qui me touche tout aussi fort, ce sont les dizaines et les dizaines de messages de soutien affichés sur la vitrine de la boutique suite à ces événements.
Enfin, l’écoute, la bienveillance et la solidarité que Jeanne et Cyrielle incarnent si bien se reflètent dans chaque coin du bel espace qu’elles ont su créer. Espérons que BLOOM servira de petite graine sur le chemin des personnes qui en ont besoin et que l’on verra bientôt germer un monde plus équitable et sûr. Toutes mes pensées et mon soutien à Jeanne et Cyrielle en ces moments particulièrement pénibles. Ne lâchez rien les filles, on est avec vous !
[1] Développée en partenariat avec mon maraîcher bio préféré, Monsieur Urs Gfeller (lien vers Gfeller bio)